Interview Masami Suda – Le Journal du Japon (2017)
Free-lance, protéger sa santé et son indépendance, mais à quel coût ?
C’est un peu par hasard que Masami SUDA se retrouve à travailler dans l’animation, en commençant un petit boulot au sein du studio Tatsunoko. Au bout d’un an, il quitte le studio pour se lancer en tant que free-lance : « Quand on travaille dans un studio, la production a tendance à nous cantonner à une œuvre en particulier. À l’époque, je voulais toucher un peu à tout, à plusieurs œuvres, c’est pour ça que j’ai voulu prendre mon indépendance. Ce n’était pas si courant, je pense que beaucoup se sont inspirés de moi. » Comme beaucoup le savent, les conditions de travail dans le monde de l’animation ont toujours été très dures. C’est aussi une des raisons pour lesquelles SUDA a choisi de s’émanciper : « en tant que free-lance, j’ai pu échapper à tout cela. D’un point de vue financier, je n’ai jamais eu trop de problème et j’ai pu éviter de subir le rythme de travail effréné des studios. » Ce qui ne veut pas dire pour autant que son parcours aura été de tout repos. Lors de la conférence qui lui était dédiée, il revient sur un épisode symptomatique de la situation des animateurs de son temps : « à une période où je travaillais pour le studio Tatsunoko, il m’est arrivé d’enchaîner les nuits blanches au point d’en tomber gravement malade. À l’hôpital, le médecin m’a dit : ‘‘je pense que tu es déjà mort !’’ C’était quinze ans avant que je ne travaille sur Ken le Survivant ! (rires) »
Bien que son nom n’évoquera pas forcément grand-chose à la plupart d’entre nous, il fait partie de ces artisans de l’ombre de l’animation qui ont modelé les œuvres ayant ponctué l’histoire de l’animation. Il travaillera sur des séries bien connues jusque chez nous comme La Bataille des Planètes, Judo Boy, mais aussi Ken le Survivant dont il réalisera le chara-design. Il sera également animateur sur d’autres œuvres bien connues, telles que Dragon Ball ou Slam Dunk. Il est aussi à l’origine du générique d’ouverture de Candy. Plus récemment, il a réalisé le chara-design du premier film adapté de l’univers de Yokai Watch. Quand on lui demande comment il voit sa carrière, rétrospectivement, il répond avec nostalgie : « j’ai une philosophie axée autour des œuvres majeures auxquelles j’ai contribué, je les considère comme les trois grands tournants de ma carrière de free-lance (plus un avec Yokai Watch (rires) : La Bataille des Planètes, avec son style très jeune et dynamique, presque dansant, suivi par Ken le Survivant, plus posé avec des traits lourds et affirmés. Après, il y a eu cette époque où on m’a demandé de dessiner un dieu, ce qui fût d’ailleurs un travail particulièrement difficile. En dernier vient Yokai Watch, qui tient plus du jeu, de l’amusement. C’est comme ça que je vois ma carrière, faites de grands fossés et d’un long fil rouge. »
Bien que plus libre dans le choix de ses travaux, le free-lance doit en contrepartie répondre à un cahier des charges bien plus précis lorsqu’il travaille ensuite pour un studio : « quand je crée des personnages, les directives sont assez précises. En temps que free-lance, c’est le lien qui pose le cahier des charges auquel je dois m’adapter. C’est ensuite à moi de jouer avec ce cahier des charges pour créer mon propre espace de liberté dans ce que je dessine. J’aime beaucoup jouer au sein des directives, et c’est d’autant plus agréable lorsque l’on me dit que ce que j’ai produit est intéressant ! »
Animateur, un métier difficile qui laisse de moins en moins de place à l’expression de l’individu
Comme beaucoup d’autres, Masami SUDA est très circonspect lorsque l’on aborde les conditions de travail dans l’animation : « à mon avis, ça devient de pire en pire. Le système commence à changer, les spectateurs cherchent un niveau de détail toujours plus élevé et leurs attentes sont très très hautes. Du coup, on doit beaucoup plus travailler nos œuvres. Cela a un impact sur l’expression de l’individualité des animateurs : avant, beaucoup de dessinateurs avaient un style qui leur était propre, qui était reconnaissable. Maintenant, ce genre de profil est beaucoup moins recherché, et il devient du coup beaucoup plus difficile de percer. Avec le système actuel, on cherche à favoriser la quantité. À mon époque, on était parfois une petite dizaine à travailler sur un épisode, il m’est même déjà arrivé de faire un épisode tout seul. De nos jours, vu que les attentes de l’audience sont supérieures et que le produit fini doit être de plus en plus parfait, un épisode va être pris en charge par de nombreuses personnes et les tâches seront réparties parmi un plus grand nombre de personnes. C’est aussi pour ça qu’on essaie d’effacer le style que peut avoir chaque animateur, pour pouvoir rendre quelque chose d’homogène. On fait les dessins à plusieurs, qui sont ensuite corrigés par plusieurs personnes qui changent parfois d’une semaine à l’autre, avant d’être vérifiés par les coordinateurs. La chaîne de production se complexifie avec le temps, ce qui laisse de moins en moins de place à l’individu. »
Mais ce lissage ne fait-il pas justement la part belle à l’expression de l’individualité du réalisateur ? Pour SUDA, ce n’est pas si simple : « c’est bien sûr une bonne chose de voir émerger la personnalité du réalisateur, de la voir s’imposer par dessus celles de ses animateurs, mais il ne faut pas oublier que l’animation a longtemps été le monde du ‘‘fait main’’, qu’il est né comme ça, et que même s’il y a de plus en plus de séquences en 3D, la base a toujours été faite à la main. L’uniformisation de style risque de rendre le travail de moins en moins attractif. Il y a de moins en moins d’animateurs, et même ceux qui le deviennent ont du coup du mal à percer. Même financièrement, ils n’arrivent parfois pas à vivre de leur métier : on est parfois vingt, trente, sur un même épisode, et les tâches sont tellement réparties, l’argent tellement réparti… Je crains qu’au fil des années, le métier ne soit de moins en moins représenté. »
Pour lui, les outils numériques, pourtant censés optimiser la vitesse de travail, apportent également leur lot de surcharge de travail : « on parle souvent des ‘‘nouvelles techniques’’ et les animateurs utilisent de plus en plus la 3D pour modéliser des personnages, par exemple. En le dupliquant mille fois, on peut remplir une salle. Du coup les réalisateurs donnent parfois des directives qui peuvent représenter une grosse charge de travail là où ils auraient normalement cherché à contourner le problème, en suggérant qu’une salle est pleine de monde plutôt qu’en la montrant, par exemple. C’est aussi pour ça que le staff a beaucoup de travail. Les spectateurs en demandent plus, ce qui fait que les producteurs aussi en demandent toujours plus. »
On pourrait croire là à un refrain réac’, un « c’était mieux avant », mais ce n’est pas là ce qui préoccupe le plus SUDA : « On entend parfois les gens dire ça, que ‘‘l’animation, c’était mieux avant, avec les traits épais et les cellulos faits intégralement à la main’’… C’est une affirmation à laquelle on ne peut pas répondre, mais là n’est pas la question pour moi : l’animation a évolué pour devenir ce qu’elle est actuellement, et il faut faire avec… »