Interview « Une Vie de Paria » (2013)
Interview publiée sur le site Hokuto Destiny
Traduction libre de l’italien par Lhaz.
Cette interview du légendaire Buronson a été publiée l’an dernier, afin de promouvoir la sortie de son dernier essai intitulé “Geryū no Ikizama” (Une vie de paria). L’auteur de Hokuto no Ken y aborde plusieurs sujets touchants, de ses années dans les Forces Aériennes japonaises à son témoignage pour son ami Akio Chiba qui s’est suicidé à l’âge de 41 ans.
Son surnom vient de l’acteur Charles Bronson. “Adieu L’Ami” et “Il Était Une Fois Dans L’Ouest” font d’ailleurs partie des films préférés de l’artiste japonais.
Atatatatatata! ! – Hokuto no Ken, le manga culte. Publié dans le Weekly Jump durant 5 ans à partir de 1983, ce manga raconte l’histoire due 64ème successeur du Hokuto Shinken et ses rivaux, dans un monde post-apocalyptique ravagé par une guerre nucléaire. Pour célébrer le trentième anniversaire de Hokuto no Ken, Buronson a publié un nouvel ouvrage intitulé “Geryū no Ikizama” (Une vie de paria).
La couverture représente le dernier des quatre frères du Hokuto : Jagi !
Ce n’est pas un livre sur Kenshirō, Raoh ou Toki mais sur la philosophie de survie de Jagi. Buronson y explique que dans une société aussi complexe et rigide que la nôtre, les gens devraient simplement suivre l’exemple de ce personnage douteux.
Lors de la publication de Hokuto no Ken, j’ai été très impressionné par la lutte fratricide entre Kenshirō et Raoh. Après l’avoir relu une seconde fois, je me suis concentré sur la relation qui tisse entre Kenshiro, Lin et Bat. Cette relation, qui se forge au delà de l’intrigue, représente au final les valeurs fondamentales qui caractérisent une vraie famille. Hokuto no Ken est une oeuvre qui peut être regardée sous différents points de vue et différents degrés de profondeur, n’est-ce pas ?
Tout à fait. A priori on voit Hokuto no Ken comme un simple manga sur les arts martiaux. En tant qu’auteur, cependant, je suis très heureux de voir que vous avez pu découvrir l’oeuvre sous différents angles. Lorsque nous travaillions sur Hokuto no Ken, nous avions des délais à respecter, au point de devenir un peu les victimes du flux des évènements qui s’y déroule. Nous n’avions pas intentionnellement décidé d’en faire une histoire émotionnellement accablante. Nous sommes arrivés à ce résultat d’une manière naturelle. Je crois que l’histoire prend un intérêt croissant en raison de l’intensification des liens qui s’établissent entre les personnages.
Après avoir lu le manga pour la première fois, j’ai été impressionné par la créativité du scénario. Cependant, en la comparant à la société d’aujourd’hui, je ne pense pas qu’on puisse se limiter à considérer cette histoire comme une simple fiction.
Euh … ce que je voudrais dire, c’est que Hokuto no Ken s’est bien vendu, bien au-delà des attentes les plus optimistes. Tout le reste n’est qu’une conséquence. Nous ne serions pas ici à en parler si le manga ne s’était pas aussi bien vendu. Hokuto no Ken a eu de nombreux lecteurs qui ont à leur tour influencé le travail. Un manga est vraiment comme un organisme vivant. Si vous n’en prenez pas soin ou si vous ne lui donnez pas d’eau, ça fini par mourir. Vous devez l’alimenter par le biais de nouveaux éléments. C’est pourquoi il est si important d’avoir des lecteurs. Sans eux, tout le travail se réduit à la satisfaction de l’auteur et l’oeuvre n’évolue pas.
La rencontre avec l’artiste de manga populaire Hiroshi Motomiya, a sans aucun doute eu une grande influence dans la vie de Buronson. Aujourd’hui, le même Motomiya dit de lui : Je n’aurai jamais imaginé que quelqu’un comme lui soit en mesure de devenir l’auteur d’une œuvre de cette envergure (rires).
Hokuto no Ken est un best-seller avec plus de 100 millions d’exemplaires vendus. Avant de connaître le succès, avez-vous connu une vie difficile ?
La vie la plus misérable qui soit. Après le lycée, je n’ai pas eu le soutien financier nécessaire pour continuer mes études. Comme je ne pouvais pas me permettre d’être sans emploi, je suis entré dans l’armée de l’air. Alors, oui, on peut dire que je suis vraiment un paria (rires). Mon niveau d’éducation s’arrêtant au lycée, à partir de ce moment, j’ai pu vivre de de façon indépendante, sans avoir besoin de demander de l’argent de mes parents.
C’est durant cette période que vous avez rencontré Motomiya Hiroshi, qui aspirait à devenir un pilote et qui a écrit plus tard l’opéra populaire Otoko ippiki gaki daishō. Cette rencontre vous a fait entrer dans l’univers du manga.
Oui, je ne serais pas ici aujourd’hui si je ne l’avais pas rencontré. Mon succès comme auteur du manga n’est pas seulement le résultat de mes capacités. Je suppose que c’est ce qui arrive à tout le monde. Ceux qui ne sont pas assez fort pour aller de l’avant finissent par réussir grâce au soutien de ceux qui les entourent. C’est ce qui m’est arrivé, je n’aurais jamais réussi seul.
Dans le premier volume du manga on peut dire que si Bat n’avait pas rencontré Kenshirō il serait resté un simple voleur. Une simple rencontre peut vraiment changer votre vie.
Je pense que dans ce cas on peut parler de chance. Tout au long de mon voyage, j’ai rencontré de très bonnes personnes. J’ai aussi eu à faire à des gens qui m’ont approché avec des mots doux mais qui se sont enfui avec des dizaines de millions de yens. Ils ont pris mon argent et ont disparu (rire amer)…
Les rencontres peuvent avoir un grand impact sur nos vies. En bien comme en mal…
Cela fait partie de la vie. A l’époque j’avais faim, j’ai donc moi aussi joué le mauvais rôle plus d’une fois (rire amer). Maintenant, j’essaie de transformer cela en une expérience positive. Je suis humain, j’ai donc dû faire face à de telles situations. Un jour, je compte bien utiliser toute cette expérience acquise pour me venger et récupérer mon argent ! (rires)
Je pensais que votre personnage fétiche était Raoh mais j’ai été surpris d’apprendre que Jagi était votre préféré des quatre frères du Hokuto.
Jagi me ressemble beaucoup. De tous les personnages de Hokuto no Ken, il est le plus sournois, le plus lâche, mais il est encore obstinément fier. Il ne semble pas non plus avoir eu une bonne éducation. Quand le personnage a été créé j’ai pensé : “Hé, mais c’est moi !” (Rires). Je me retrouve un peu dans sa faiblesse et son manque de loyauté. J’ai moi aussi utilisé de sales tours pour survivre.
C’est peut-être votre personnage préféré mais pourtant il meurt assez rapidement et ne revient pas dans beaucoup de flash-back.
Kenshiro signifie littéralement “quatrième fils du Poing”. Dès le début il était prévu que ses 3 frères soient plus âgés. C’est pourquoi Jagi est un personnage clé dans Hokuto no Ken. Il a été créé en premier, si je ne l’avais pas inventé, Raoh et Toki n’aurait pas été les mêmes. Les deux autres me sont venus après (rires). Dans les shōnen, les héros sont toujours de plus en plus puissants. Ken et Raoh représentent exactement le genre de types puissants et parfaits. Mais d’un autre côté n’importe qui peut devenir Jagi.
Donc dans votre nouveau livre “Une vie de paria” vous encouragez les lecteurs à vivre de façon terre à terre comme Jagi plutôt que de suivre l’exemple romantique de Raoh ?
Exactement, les différences entre les classes et les préjugés font partie de notre société. Nous ne pouvons pas nous contenter de vivre dans une société idéalisée. C’est agréable d’être un paria. Un être humain qui démarre de tout en bas et qui ne peut que grimper. Qui voudrait rester au fond du trou toute sa vie ? Se plaindre de la société ne changera pas les choses. Pourquoi ne pas forcer la chance ? Toute personne mérite sans doute mieux que c’est à quoi elle était destinée, mais cela implique de démolir ce qui se trouve au dessus de vous. Voir la vie sous cet angle suffit c’est déjà un premier pas vers le changement. Il n’est pas nécessaire de vivre comme Raoh. Jagi se suffit à lui-même. Il a tout ce qu’il faut pour réussir dans la vie réelle.
Êtes-vous en train de dire que nous vivons à une époque où nous ne devrions pas nous soucier de la façon dont les autres nous voient ?
Vous ne devez pas vous soucier de ces choses si vous voulez gagner. Il y aura toujours quelqu’un de plus fort, il faut juste foncer dans la mêlée. Vous devez penser à la façon de gagner lorsque vous vous mesurez à quelqu’un de plus fort. Si vous ne le faites pas, vous resterez toujours un nul. “Gagner, peu importe comment” je pense que c’est une façon très humaine de faire face à la vie.
En vous écoutant on arriverait presque à avoir de la sympathie pour Jagi (rires). Mais changeons de sujet.
Maître Buronson, vous avez également créé “Doberman Keiji” et “Sanctuary“, deux oeuvres qu’on peut considérer comme assez viriles. Est-ce dû à vos dix années passées dans l’armée ?
J’y ai passé sept ans, de 15 à 22 ans, durant ce qu’on peut appeler le printemps de ma jeunesse. Etant donné que je les ai passé dans un environnement militaire, on peut supposer que cela a eu un impact. Ce n’est pas quelque chose qui peut se résumer à une amitié entre les hommes. C’est beaucoup plus profond… Comme manger dans la même gamelle, ça ressemble plus à une vie en prison (rires). Dans ce genre de monde on peut avoir de l’admiration aussi bien pour des chefs de guerre, des amis ou même des gars bizarres. Ces personnes m’ont marquées et se retrouvent probablement dans mon travail. Moralement c’est vraiment quelque chose de terrible, si votre officier supérieur vous dit noir c’est blanc, vous devez être d’accord avec lui.
Une question que je me pose, c’est de savoir d’où vous est venu ce talent pour écrire des histoires ?
À l’école primaire, j’aimais aller à la bibliothèque. Je ne lisais pas d’histoires difficiles, mais j’ai lu “20.000 lieues sous les mers” et “Voyage au centre de la Terre” de Jules Verne, ainsi que d’autres œuvres qui ont contribué à développer mon imagination. Nous avions également une salle de cinéma dans le quartier, où j’ai vu beaucoup de films occidentaux. L’école nous interdisait d’aller au cinéma, mais je savais que l’enseignant ne ferait pas fait sa tournée d’inspection la veille d’un test, c’est le moment où je m’introduisait à la hâte dans la salle, parmi les adultes. Ma plus grande force a sans doute été ma capacité à inventer des mensonges et des excuses (rires). Je ne m’en suis jamais pris physiquement à quelqu’un mais j’avais réussi à être dans les petits papiers de la brute du quartier, ce qui me permettait de dire à tout le monde : “Si vous m’embêtez vous aurez à faire à lui.” Du coup les gens ont commencé à m’appeler l’homme chauve-souris ou l’homme-rat. Ce surnom est même resté durant mes années à l’armée.
La veille de mon départ de l’armée, Motomiya Hiroshi était furieux envers un senpai et s’était mis en tête de l’affronter avec une épée en bois. Moi pendant ce temps-là je suis resté caché, loin de la mêlée. Un officier qui avait repéré mon manège m’a un jour dit “En temps de guerre c’est votre brigade qui serait éliminée la première”. Je me souviens encore aujourd’hui (rire amer).
Maintenant je comprends pourquoi vous aimez tant Jagi. Dans votre nouveau livre “Une vie de paria”, les chapitres concernant Chiba Sensei Akio sont vraiment poignants. Il a créé des œuvres telles que “Captain” et “Play Ball” qui ont eu un impact énorme dans la vie des lycéens de l’époque.
Ce sont de grandes œuvres sportives. Je dois beaucoup à M. Akio, même avant qu’il ne devienne un auteur à succès. Nous avons travaillé dans le même Mansion (appartement japonais très confortable) et je me souviens que lors de la préparation du repas il en faisait toujours plus pour que je mange à ma faim.
Après un certain temps, j’ai rencontré le succès avec “Doberman Keiji”. Là je me suis dit : “Wow, on peut vraiment se faire autant d’argent avec des royalties ?!”. Un soir j’ai pris un taxi pour Atami, j’ai dit au chauffeur de m’attendre et après avoir fait la fête toute la nuit, je suis rentré avec le même taxi. Ce genre d’attitude n’a pas plu à Akio. Après ça il m’a prit à part et m’a dit : “ce que vous faites ces derniers temps, ce n’est pas bien”. Je n’aurais jamais réalisé à quel point j’avais changé s’il ne m’avait pas dit ces mots. Sans cette conversation, ma carrière se serait terminée sur un seul succès et tout mon argent serait parti dans l’alcool et les fêtes.
Tout comme le Maître Akio Chiba, votre style narratif est aussi très profond.
Pendant que je faisait la fête, Akio San se donnait à fond pour dessiner son manga. Il était si sérieux envers son travail qu’il m’a fait me sentir mal à l’aise, je pense que c’est pour cette raison que j’ai arrêté l’alcool. Contrairement à moi, travailler sur un manga a toujours été pour lui une expérience traumatisante. J’aurai tellement voulu lui dire “pourquoi tant de souffrances ?”. Dans “Une vie de paria”, je m’adresse à plusieurs amis dans le monde du manga qui sont morts au combat, ou plutôt qui sont morts au travail.
A vous entendre on pourrait croire que l’idéal des guerriers de Hokuto no Ken n’est pas si éloigné de la réalité.
Combattre fait partie de la vie. Que ce soit pour affaires ou toute autre entreprise, il faut se battre pour vivre. Obtenir un contrat et ne pas parvenir à terminer son travail, c’est une façon de se battre pour vivre. Les arts martiaux ne sont pas la seule façon de lutter. Même le travail de bureau peut être une lutte, tout dépend des efforts que cela demande. Hokuto no Ken n’est pas seulement un manga d’art martiaux gore et marrant, il nous a aussi appris à “se battre”. Beaucoup de lecteurs l’ont ressenti comme ça en le lisant, c’est pourquoi il a eu autant de succès. Vivre, c’est une lutte sans fin.
Vous voulez dire que quand les choses deviennent trop dures, il faut parfois prendre du recul ?
Oui, les gens qui travaillent ont droit au repos. Les gens doivent se sentir libres de mettre tout le travail de côté et aller sur un ranch dans le Hokkaido comme je le fais. Histoire de “rebooter” sa vie.
En tant que fan des films d’action occidentaux, on sait que vous vous êtes inspiré de Clint Eastwood pour Doberman Keiji ou de Mad Max 2 pour Hokuto no Ken… y a-t-il des films récents qui vous ont particulièrement plu ?
Je ne suis pas un grand fan des films actuels, je trouve qu’il y a trop de CGI, ça me dérange. Disons que j’ai eu de la chance à l’époque de pouvoir m’inspirer de films comme ceux dont tu parles, vu que je me dois de respecter un quota de vols et d’agressions dans mon travail (rires). Dernièrement, il semble que l’archétype de l’anti-héros soit de nouveau à la mode à Hollywood, peut-être qu’il est temps pour moi d’inventer un personnage à la Jagi. Ceci dit depuis tout petit j’ai toujours été un grand admirateur de films hollywoodiens, et le fait de pouvoir m’en inspirer pour écrire mes propres histoires c’est la concrétisation du rêve de toute une vie.